Né le 4 août 1934 à Paris (16e), dans la bourgeoisie intellectuelle, de droite, mais dépourvu d'ambition professionnelle et sociale, Christian Guillet s'était d'abord livré à de vastes lectures littéraires notamment romanesques : « Très souvent déçu à la fin d'un roman, j'ai trouvé la cause de cette déception dans le fait que parmi les divers personnages, celui-là même qui m'avait fasciné me laissait sur ma soif, parce que l'auteur ne l'avait peint que dans un fragment de vie, et encore : seulement dans ses rapports avec les autres personnages ; le lecteur est donc frustré. J'en venais à songer que l'idéal serait de se vouer à la peinture exhaustive d'un unique personnage, à tous les âges et dans toutes les situations humaines. Or une telle entreprise ne me semblait possible que dans l'autobiographie. »
Cependant, Guillet s'est interdit les deux genres autobiographiques de tradition.
D'abord, les Mémoires, écrits au soir de la vie, quand le souvenir des faits, qui est sans valeur esthétique, reste plus fidèle que celui, seul précieux, des impressions -émoussées par le temps. En outre, l'auteur des Mémoires, en voulant tracer ce qu'il fut à chaque âge, gauchit partout ses portraits successifs, car il est influencé par sa connaissance de ce qu'il devint ensuite : il déforme sans cesse son passé à la faveur d'un avenir qui a eu lieu.
Guillet s'est refusé également le Journal intime, dans lequel l'écrivain a le nez sur l'événement et, faute de recul, apetisse tout ce dont il parle. Le fond et la forme sont bâclés faute de maturation, et l'on y incline à livrer ses plus humbles impressions, dont l'ensemble dilue aux yeux du lecteur votre identité : pour être partout, l'écrivain n'est plus nulle part, ne ressemble plus qu'à tout le monde, et son portrait se noie dans l'anonymat, dans un dénominateur commun à l'espèce.
Guillet a donc voulu inaugurer un nouveau genre : en une œuvre complète sa vie complète,
une autobiographie continue, écrite au fur et à mesure que la substance lui en serait donnée par son destin.
Dans le récit ininterrompu, chaque livre illustre une aventure intérieure, un âge de la vie, une forme particulière d'initiation ou de défloration: l'adolescence, la découverte de la femme, l'expérience de l'armée, le mariage et la paternité, la quête d'une foi, etc. Guillet a ainsi dessiné successivement chacun des personnages qu'il devenait, dans chacun des temps où sa vie l'incarnait.
Indifférent aux aventures d'exception, passionnément attaché aux circonstances banales, donc fondamentales de la condition humaine, il a peint, à travers les phases successives de son itinéraire individuel, toutes les facettes de la destinée universelle et intemporelle. Son œuvre, affranchie de concessions à l'actualité et aux modes, est demeurée continûment fidèle à ce dessein sans précédent.
Il a publié neuf récits, chacun lisible séparément, dont l'ensemble retrace une vie en neuf périodes :
► Bien des critiques ont exprimé leur estime :
André Blanchard, Henry Bonnier, Robert Coiplet, Mathieu Galey, Pascal Pia, Jacqueline Piatier, Jacques de Ricaumont, Jean Rousselot, Pierre Sipriot, etc., ont ainsi confirmé l'opinion obstinée de Marcel Arland et de Marcel Jouhandeau.
► Sur les ondes :
Ainsi en septembre 1976 : émission télévisée
Apostrophes de Bernard Pivot
(voir ici), puis radiophonique
Radioscopie de Jacques Chancel
(écouter ici).
► Interview de Christian Guillet (21 mai 2015) par Dimitri Laurent, éditeur à l'Age d'Homme :
Vous rédigez à froid les notes écrites à chaud ?
Oui, il m'a fallu acquérir un regard capable de prendre du recul dans l'immédiat, capable de tenir l'instant présent à distance. Regard non instinctif, qui seul élève l'écrivain au-dessus du chroniqueur.
Mais une autobiographie éloignée d'une chronique est-elle authentique ?
Bien sûr ! Je vois une garantie d'authenticité dans le fait que je n'étais pas tout à fait responsable de ma plume : chaque tome dépendait moins de moi que de ma vie, je n'en avais pas la maîtrise, et j'ignorais autant que le lecteur à chaque tome quel serait le suivant. Je n'ai jamais cherché ce que j'ai écrit, et n'aurais rien trouvé que j'eusse cherché : mes moindres notations sont toujours venues d'elles-mêmes s'imposer à moi, et je n'ai su œuvrer qu'à partir de ce qui m'était donné par le destin.
Cette soumission de votre plume à votre destin, elle n'exclut pas qu'un souci d'art vous rende infidèle à la réalité de votre vie. J'avoue qu'en lisant telle de vos aventures
, si on ne doute pas que vous l'ayez vraiment vécue, on a pourtant l'impression que vous l'avez rêvée.
Voilà bien l'idéal de l'autobiographie : souligner cette frontière indécise entre le réalité et l'art. A l'exemple de Rodin, qui ne termine pas tout à fait la statue qu'il extrait du marbre, et ainsi suggère que le personnage sculpté habitait déjà potentiellement dans ce marbre, d'où Rodin n'aurait eu qu'à le tirer pour le révéler. Oui, j'ai voulu montrer que la transfiguration littéraire d'une situation vécue préexistait dans la réalité, qui déjà contenait d'avance un aspect artistique, avant même que l'écrivain n'intervienne docilement dans la création que sa vie ébauche et l'invite à parfaire.
Cependant, ce à quoi sa vie invite l'écrivain, c'est souvent un engagement.
Ah ! Non, je n'ai aucun respect pour la littérature engagée, aujourd'hui stupidement vénérée. C'est du reportage, du journalisme, toujours éphémère, comme des mets qu'il faut manger chauds, immangeables aussitôt froids ! Quand un écrivain engage sa plume dans l'actualité, dans un thème collectif, une aventure extérieure à son intimité, cela constitue un alibi, résulte d'une absence en lui de toute aventure individuelle et intérieure, qui seule a une résonance assez universelle et intemporelle pour prétendre à quelque pérennité. De Montaigne à Proust, je ne vois guère d'œuvres enviables qui aient été engagées. A contrario, les rares textes engagés d'un Ronsard ou d'un Hugo se sont vite démodés, comme presque toute la littérature du 18e s. obsédée d'actualité, et comme les romans d'un Malraux qui devaient leur succès à cela même qui les a condamnés à l'oubli !
► Entretien de Christian Guillet
avec Bernard Baritaud, professeur à Paris IV - Sorbonne :
A quel état vous destinait votre condition sociale ?
J'ai été très tôt rétif à l'avenir qu'on souhaitait m'imposer : une scolarité poussée, une profession de notable parisien. J'ai donc déçu ma famille à mesure que je me plaçais délibérément en marge de ce milieu social - sans rien renier des traditions culturelles que j'en avais reçues : on oublie trop volontiers que c'est la grande bourgeoisie qui a donné naissance à la plupart de nos meilleurs écrivains.
Vous vous êtes voulu en quelque sorte autodidacte, et votre première ambition vous portait vers l'acquisition d'une culture personnelle. Quelles ont été vos
premières lectures ?
La littérature française non contemporaine. Je lisais les œuvres complètes, estimant qu'on ne peut comprendre un écrivain qu'après une lecture exhaustive. J'inclinais assez peu vers les littératures étrangères, car l'étude attentive des belles œuvres écrites dans notre langue me persuadait que le meilleur d'un texte reste à peu près intraduisible, tant il relève d'un caractère proprement national.
La plupart des œuvres littéraires de la France sont des romans, mais j'étais moins sensible à l'intrigue ou aux descriptions qu'à l'étude des âmes, aux conflits des personnages entre eux. C'était même moins en lecteur que je lisais, qu'en me plaçant du point de vue de l'auteur. Et j'essayais de le surprendre entre les lignes, d'y écouter les échos de sa propre vie, moins curieux d'une œuvre que de sa genèse.
Mais j'ai moins lu que rêvé indéfiniment à chaque âge sur une centaine de mêmes œuvres. A trop lire, on perd sa nudité, on est gauchi par autrui, et on ne se trouve plus. La rêverie, l'oisiveté, la paresse même sont de meilleurs guides -qui imprègnent de leur arôme ce que vous-même écrivez !- et un état de vacuité où l'on se guette, où l'on s'attend, sans nul écran entre soi et le monde extérieur ou intérieur à soi.
Votre premier livre, par son impudeur, a été condamné moralement dans votre milieu bourgeois ?
Oui, il m'a fermé bien des portes. Mais la pudeur n'est guère compatible avec l'autobiographie. Michel Leiris a rapproché l'autobiographie et la tauromachie, qui exigent pareillement une mise à l'épreuve de l'homme, réduit de lui-même à prêter le flanc. Les bons lecteurs s'émeuvent à vous surprendre tour à tour bravant votre pudeur, ou ne la protégeant qu'à demi. Pour moi, il ne me déplaît pas de ne pouvoir quelquefois me relire sans rougir. « Il y a des choses que j'écris et que je ne dirais pas de vive voix » a précisé Léautaud.
Vous parliez d'immoralité ; je crois que l'esthétique n'a pas à se soucier plus de rejoindre l'éthique que de s'en séparer. Mais le lecteur, pour sa part, se doit de ne point considérer un livre littéraire sous un angle étranger au dessein esthétique de l'auteur, et il y a dans la manie très répandue de chercher l'auteur sur un autre terrain que le sien un contresens qui me paraît seul immoral. Bien des exégètes fouillent le linge sale d'un écrivain et crachent sur sa tombe, mais son œuvre reste là comme un défi, et en son sein les vices même inavouables sont transcendés par l'art. Au surplus, toute création impose à celui qui l'affronte une ascèse, bien propre à réduire au silence les chercheurs d'ignominie !
Les écrivains dont vous avez eu tout de suite l'assentiment, quel profit avez-vous tiré de leur fréquentation ?
Leur exemple m'a appris ce qu'un écrivain ne doit pas faire : prendre l'habitude d'écrire -abusivement. Il faudrait garder jusqu'au bout une sorte de virginité de plume. L'écriture doit rester une activité d'exception, et chaque livre aussi rare que l'aventure intérieure qui doit toujours l'avoir inspiré : dans la vie d'un homme, il n'y a pas un très grand nombre d'aventures intérieures. J'ai souvent pensé que les innombrables livres des écrivains de profession sont moins fructueux pour l'humanité que ne le lui serait le fait, pour chaque homme quel qu'il soit, d'écrire son unique livre.
Quels écrivains regrettez-vous de n'avoir pas rencontrés ?
Triple réponse ! Dans ma passion pour les tête-à-tête, j'aurais aimé fréquenter Montaigne, qui me semble avoir eu à la fois tous les dons utiles à la conversation.
Comme juge de mon œuvre, c'est Gide que j'aurais voulu avoir, car j'ai moins d'estime pour son œuvre que pour son extraordinaire regard de lecteur.
Enfin, parmi les écrivains que je préfère, j'aurais bien voulu rencontrer Rousseau et Châteaubriand, parce que ce sont leurs œuvres dont la genèse est à mes yeux la plus mystérieuse.
Votre œuvre est donc l'histoire d'une évolution intégrale. Sur quel plan estimez-vous le plus sensible cette évolution, de la première à la dernière page de l'œuvre ?
Sur le plan des convictions, celles que j'affichais dans les premiers tomes se retrouvent toutes dans les suivants : je m'y contente de les illustrer autrement, au gré des circonstances nouvelles que je traverse et qui me paraissent propres à les justifier, et à les nuancer. Je ne me suis en rien renié jamais.
Sur le plan de la forme. On pouvait, dans mon premier style, pressentir tous les styles qu'il contenait en réserve pour la suite de l'œuvre, et qui ne seraient infidèles au premier qu'en apparence. Ainsi mon œuvre est aussi l'histoire d'une plume. Mais toutes mes phases d'écriture traduisent ma préférence pour la phrase longue : j'ai plus de goût pour l'orgue que pour la flûte, et les possibilités de la phrase longue conviennent à un moraliste, à un analyste du cœur.
Évolution, donc, mais dans la continuité. Chaque nouveau tome apprenait aux lecteurs à aimer les précédents, qui lui étaient indispensables, et l'ensemble de l'œuvre évoque ces poupées russes ou gigognes qui sortent les unes des autres, sans que je l'aie du tout prévu ou prémédité. Tout se répond en écho jusqu'au bout. Mais l'autobiographe au long des ans doit esquisser beaucoup de ses portraits successifs afin de parvenir à se bien ressembler, par les caractères de son style autant que par le contenu qu'il illustre. Et un écrivain ne s'atteint vraiment soi-même qu'à l'heure où il n'est plus possible au lecteur de séparer la forme et le fond.
N'avez-vous pas, cependant, privilégié la forme ?
Non pas ! J'ai seulement estimé que la dignité d'un style très châtié rendait plus acceptable l'impudeur inhérente à l'autobiographie, et il y a dans mon tempérament une alliance instinctive d'impudeur et de dignité.
Mais la distinction du fond et de la forme est artificielle et scolaire. Le style d'un écrivain est son miroir, fidèle et intégral. Je crois même la forme plus propre que le fond à dévoiler votre degré d'esprit et de cœur : ceci échappe à la plupart des lecteurs !
Et j'ai toujours constaté que ce sont les œuvres médiocres qui incitent le lecteur à en préférer ou bien le fond, ou bien la forme. Dans toute œuvre éminente, leur interaction est telle qu'ils restent indissociables.
Votre plume, au cours de toute votre vie, a-t-elle vraiment enregistré, comme un cardiographe, l'intégralité de vos pulsations ?
Cela était du moins mon ambition. J'y apporte deux correctifs.
D'abord, parmi toutes les impressions qui me sont venues à chaque âge, il y en eut beaucoup auxquelles ma plume a préféré renoncer, quand je n'étais point parvenu à leur donner l'heureuse expression que j'en attendais : je n'ai écrit et livré que celles de mes impressions qui avaient pris corps, ce corps qui seul selon moi justifiait leur existence.
En outre, comme disait Max Jacob à Jouhandeau : «écrire, c'est d'abord ne pas écrire ». J'espère n'avoir rien noté d'évident, rien qui ne m 'appartienne en propre ou ne me révèle. Il faut même forcer le trait pour que se détache votre individualité -voire incomplète ou simplifiée. Il ne me déplaît pas qu'en me rencontrant, bien des lecteurs m'aient jugé plus nuancé que le héros de mes livres, ou plus riche ou moins cohérent : le personnage d'une autobiographie ne doit pas être la photomaton du modèle, mais une création artistique -laquelle suppose des sacrifices consentis par le peintre au bénéfice de l'essentiel.
Mais devant cette alliance continue entre votre vie et votre plume, on pourrait vous soupçonner de n'avoir jamais rien vécu que dans l'intention de l'écrire.
Pour la plupart des aventures que je relate, elles sont si naturelles qu'un tel soupçon ne peut effleurer le lecteur ! Celui-ci est pervers : alors que dans un roman il prétend retrouver la vie de l'auteur, il soupçonne tout récit autobiographique d'être fictif, inventé comme prétexte d'écriture ! Même un Wagner, on a prétendu qu'il n'avait cultivé en lui telle passion pour une femme qu'afin d'atteindre à l'état d'âme que sa musique voulait traduire : soit, et tant mieux ! Si l'on tient pour suspecte ma sensibilité à ce que je vis sous prétexte que je l'écris - par exemple, la mort d'un être cher- je réponds qu'au contraire je ne peux rien écrire à quoi je suis insensible : c'est ce que j'éprouve vraiment qui appelle aussitôt ma plume, et c'est elle seule qui prouve l'authenticité de mes sentiments.
N'est-il pas fou, pour un écrivain, de se limiter à l'autobiographie ?
En fait, les pages de mon œuvre relatives à ma propre personne sont les moins nombreuses, et j'ai été beaucoup plus inspiré par autrui que par moi-même. L'autobiographie n'a été pour moi qu'un prétexte ou un support, comme le chevalet pour un peintre, comme la boule de cristal pour une voyante. A partir de mon personnage, ma plume partout irradie sur mon entourage ou sur des tiers, etc. C'est un microcosme. Oui, le danger de l'autobiographie telle que je la concevais, c'était beaucoup moins d'avoir des limites étroites que de n'en pas avoir !
Vous n'avez donc pas été tenté de créer une œuvre d'imagination ?
Comment ? Mais mon œuvre est une œuvre d'imagination ! Rien dans les faits ou les intrigues n'y est imaginaire, mais il faut beaucoup d'imagination pour rendre irréel le réel, pour transfigurer sa vie en œuvre d'art, élever sa personne à la dignité d'un personnage. Combien de gens m'ont dit qu'ils n'oseraient pas écrire le roman de leur vie, parce qu'on ne les croirait pas ! Faire croire en soi-même, on n'y parvient qu'à force d'imaginer son moi.
Aussi, je m'insurge contre l'injuste réputation du moraliste, qui ne passe que pour ce qu'il croit être lui-même : un observateur, soucieux de fidélité au réel. Mais non ! A son insu, il découvre moins qu'il n'invente, qu'il n'imagine en peignant presque sans modèle. Pas une de ses maximes ne demeure valable ailleurs qu'au sein de son seul univers, dont on ne saurait rien détacher, ni jauger à l'aune de notre expérience concrète. Attention ! Plus un moraliste excelle, plus il approche des vérités purement poétiques - et plus leur caractère poétique justement prête à la méprise, laisse croire qu'elle ont une portée générale et indépendante de leur auteur.
Aujourd'hui, regrettez-vous les sacrifices auxquels vous avez dû consentir pour édifier cette œuvre ?
Beaucoup d'hommes âgés ont la nostalgie d'une existence différente de la leur, ils se prêtent des talents qu'ils n'auraient pas exploités, et cette nostalgie douloureuse semble pourtant chez eux une sorte de baume dont ils ont besoin pour se supporter. Rien de tel chez moi ! Une vocation éclôt d'elle-même, sans contrainte initiale, et l'on n'a pas même conscience de lui sacrifier tout ce qui ne la concerne point. D'ailleurs, je n'ai jamais eu grand goût pour ce qui est habituellement convoité ici-bas : j'ai beaucoup moins aimé la vie que sa transposition esthétique, dans tant d'œuvres d'art qui seules me semblaient justifier cette vie.
Comme tout le monde, j'ai vécu, mais rien dans ma propre vie ne me paraissait vraiment exister, tant que ce n'était point passé par ma plume. L'écriture pour moi fut une façon de respirer, la littérature un art de vivre.
Vous avez donc été heureux ?
Oh ! De nos jours, chacun ne se soucie que de son bonheur. Le mien fut plutôt de m'en priver au profit d'une œuvre. Il y a quelque chose de veule et de vil dans cette obsession du bonheur, comme s'il n'y avait pas d'idéal plus relevé. Après tout ! On est heureux dans la mesure où l'on ne s'en occupe pas, et le bonheur vous est donné par surcroît. Même dans le malheur, on devrait encore être heureux, mesurer à quel point c'est une chance, déjà, d'être né, d'avoir été tiré du néant, d'avoir eu droit à l'aventure terrestre.
Vous avez eu l'existence que vous souhaitiez ?
En effet, convaincu que seule la banalité englobe intégralement l'essentiel, je me félicite de n'avoir jamais rien subi d'extrinsèque, d'avoir traversé l'une après l'autre et jusqu'au bout toutes les étapes du destin commun à l'espèce humaine : la voie royale, c'est celle de tout le monde. Il n'existe point d'aventure véritable que celle-là, et nul aventurier ne s'en distrait que par impuissance à en pénétrer les mystères. Les artistes qui sont passés par des circonstances extraordinaires n'y ont guère puisé d'inspiration, et de même que l'univers concentrationnaire aura été rarement à la source d'un chef-d'œuvre, c'est par une méprise sentimentale qu'on a prêté aux ultimes poèmes de tel condamné à mort (Brasillach) la grandeur de sa « situation limite » -plutôt propre à priver de génie les hommes même qui en ont eu.
Quelle opinion avez-vous de la littérature contemporaine ?
Il y a d'abord une évolution déplorable du style, sous l'influence d'un journalisme envahissant : l'écrivain doit être à l'opposé du journaliste. En outre, l'édification d'une œuvre exige un projet à long terme, ce dont rend incapable le culte aujourd'hui de l'instant. Et puis, je crois que si le rôle du livre, parmi les multiples modes d'expression artistique, a été de plus en plus privilégié jusqu'à Mallarmé ou même Apollinaire, la littérature ne cesse depuis lors d'être détrônée par d'autres arts, en sorte que ce n'est plus d'elle que l'on peut attendre un riche avenir. De nos jours, déjà, combien d'écrivains camouflent leur défaut d'inspiration sous l'exhibition de leur intelligence ! Les meilleurs auteurs dans le passé n'ont guère été des intellectuels.
Votre sévérité pour vos pairs vous a valu la réputation d'un orgueilleux. Est-ce à juste titre ?
Je ne m'en défends point, si l'on identifie bien ce à quoi se limite mon orgueil. Ce dont je ne suis pas peu fier, c'est d'un destin assez rare, depuis l'âge
encore tendre où j'entrai en littérature comme on entre en religion, et prononçai le vœu écrit d'illustrer tout au long de ma vie ma conception autobiographique, à la risée de ceux qui en dénoncèrent l'aberration et prédirent mon reniement. Dès qu'une promesse engage votre avenir le plus lointain, dès qu'elle traduit un peu de noblesse ou de vaillance, ceux qui n'en seraient point capables se plaisent à en souligner l'imprudence et l'utopie, impatients de vous voir déboucher sur une impasse ou sur une tragédie qui conforterait leur veulerie. Mais non ! Et un temps vient où il ne leur reste à mâcher que leur dépit. Je m'émerveille de n'avoir été en rien contaminé durant soixante-cinq ans par une époque vulgaire et stérile : sans effort, sans avoir à m'en défendre, j'étais immunisé par nature ou par vocation, et rien ni personne ne m'aura gauchi ou dévoyé. Combien d'hommes, au contraire, m'ont au cours de leur existence sciemment perdu de vue, au fur et à mesure qu'ils avaient à rougir de s'altérer, de s'adultérer au regard de celui qu'ils avaient été et qui les eût méprisés !
Christian à 81 ans, chez son éditeur (2015)